Critiques
Éric Pessan
Par Éric Pessan à propos de Domiciles fantômes
Dans « Espèces d’espaces », Georges Perec dressait un inventaire de toutes les chambres dans lesquelles il a dormi, c’est peu ou prou le programme de Laurence de la Fuente : à une adresse sont associés un texte en prose et un poème. Ces lieux sont ceux qu’elle a habités, ceux où elle a séjourné lors de tournées théâtrales, ceux enfin qu’elle a fait siens pour les avoir lus chez d’autres écrivains. « Domiciles fantômes » est un autoportrait en creux (nous finissons par ressembler aux lieux où nous vivons autant qu’ils finissent par nous ressembler), sensible, politique, littéraire (la toute première adresse est liée à Kafka), une façon de se raconter, de questionner ce qu’habiter veut dire et d’écouter, au cœur de la nuit, les voix fantomatiques de celles et ceux qui nous ont précédés sous le même toit.
L’actualité à Bordeaux
Par Chloé Maze à propos de Domiciles fantômes
Cette virginité semble être finalement l’obsession suivie par l’auteure. En déménageant et en emménageant sans cesse, il y a toujours un renouveau, un premier jour. Comme si le fait de plier bagages et d’établir ailleurs ses pénates pouvait conjurer la vieillesse et la mort. Car qu’est-ce qu’un fantôme, sinon un esprit qui refuse de s’éteindre ? Un fantôme est un être qui a accédé à une forme d’immortalité
Prologue
Par Nathalie André à propos de Domiciles fantômes
Entrer dans Domiciles fantômes, c’est se retrouver arrimé aux meilleurs compagnonnages littéraires. Celui, tout d’abord, de l’écriture des listes et des inventaires pratiquée par les Oulipiens en général et par Georges Perec en particulier, notamment avec la parution en avril dernier, aux éditions du Seuil, de Lieux, le projet d’écriture que ce dernier a mené pendant 12 ans sur 12 lieux parisiens attachés à son histoire personnelle. Domiciles fantômes, on y reviendra, y chemine en parallèle.
JunkPage
Par Elsa Gribinski à propos de Performances éthologiques de Font
Des performances… éthologiques ?
Les performances éthologiques sont des performances liées à l’étude du comportement animal. Font a pris les entrées d’un dictionnaire éthologique comme base de sa démarche artistique : l’attachement, le cronisme, l’aire vitale, la cleptobiose pour n’en citer que quelques-unes. Ce n’est certainement pas pour faire rire les oiseaux ou chanter les abeilles.
Libr-critique
Par Fabrice Thumerel à propos de Performances éthologiques de Font
Ces performances éthologiques d’un drôle d’artiste – Font ! – sont des plus singulières : entre poésie loufoque et théâtre burlesque, elles nous invitent à observer la comédie humaine du point de vue animal. On découvrira donc de curieuses notions : « cinèse », « cleptobiose », « cronisme », « effet Coolidge », « mimicrie », « (nécro)phorésie »… Un passage irrésistible : « J’ai remarqué depuis peu que le port d’une tête de cheval lors de mon footing quotidien induit chez moi une accélération de cadence mais provoque malheureusement des changements de direction inopinés potentiellement dangereux » (38)…
Excit’oeil
Par DLTT à propos de Performances éthologiques de Font
[..] Pour conclure je vous conseillerai d’une part de vous procurer ce livre quand vous le pourrez, il vaut réservera de bons moments, et d’autre part d’avoir une pensée pour le regretté Pierre Desproges qui en 1985, dans son « Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis » décrivait en ces termes le pangolin, vedette involontaire de cette année 2020 :
» [..] un artichaut à l’envers avec des pattes, prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet, le ridicule ne tue plus. »
Entretiens
Prologue
Extrait d’entretien paru dans Prologue à propos de Domiciles fantômes, par Françoise Valéry
J’ai fait le choix de parler d’adresses où j’ai habité, mais aussi celles de ce qu’on appelle les résidences dans nos métiers du spectacle et de l’écriture, et d’adresses où je me suis projetée qui ont été celles d’auteurs pour qui la notion d’espace, de lieu, d’habitation, est fondamentale. Très vite, j’ai eu envie de me mettre dans les pas de ces auteurs et je me suis dit : sur deux pages je peux être Lobo Antunes, Vila-Matas ou Flannery O’Connor. Je suis partie d’éléments de réel mais ils sont toujours remaniés et floutés. Par exemple, du texte de Vila-Matas Paris ne finit jamais, j’ai repris cette chambre de bonne habitée dans l’immeuble de Marguerite Duras et pour le reste, j’ai composé. Je me suis projetée à la place de ces auteurs et quelque chose de leur écriture a infusé dans la mienne. C’est ça qui m’a beaucoup intéressée aussi d’observer, comment l’écriture de mes propres adresses a pu être contaminée par ces croisements. Et puis ce qui m’importe, c’est de faire que des univers se rencontrent et voir ce qui en résulte. Comme dans mes ateliers d’écriture, entre les univers des participants, le mien et ceux des auteurs des textes qui me travaillent.
Préfaces
Domiciles fantômes
Extrait de la préface d’Eduardo Berti
Fantôsie
À notre époque, les fantômes ne sont plus assimilés (plus exclusivement, du moins) aux chaînes qui grincent, aux maisons hantées, aux châteaux en ruine ni aux hurlements d’outre-tombe… On a affaire depuis longtemps aux fantômes du néo-fantastique, un genre qui se distingue du fantastique plus orthodoxe parce qu’il impose, selon Italo Calvino, un usage intellectuel (et pas seulement émotionnel) du merveilleux: « comme un jeu, comme une ironie, comme un clin d’œil, mais aussi comme une méditation sur les fantasmes ou les désirs cachés de l’homme contemporain ». Les fantômes d’aujourd’hui correspondent, dans une large mesure, à ce que James Joyce écrivait dans son Ulysse: «Qu’est-ce qu’un fantôme? (…) Un homme qui a disparu jusqu’à devenir impalpable par la mort, par l’absence, par le changement d’habitude ».
C’est de l’absence, du changement et de l’impermanence de la vie (des déménagements, en fin de compte) que parle ce livre, qui s’accroche à la mémoire afin de remettre en cause l’effacement. Si les fantômes ont ici leur domicile ou si, à l’inverse, les domiciles nous semblent fantomatiques, c’est en bonne partie grâce à l’incantation des listes : ancienne tradition qui va de Sei Shonagon et ses Notes de chevet à Walter Benjamin et son Livre des passages ; pratique qui sert à faire barrage contre l’oubli et à « résister à la peine », lisons-nous dans ces pages.
Il y a un beau rite perecquien, à mon avis, dans les actes de mémoire qu’offre Laurence de la Fuente. Elle nous confirme que toute liste arrive à tisser des liens plus ou moins attendus ou inattendus ; elle nous rappelle que toute liste fait apparaître les absences des exclus, mais récupère par ailleurs un ensemble d’éléments ainsi sauvés du naufrage de l’infini.
Les listes de ces domiciles condensent, en somme, espèces de temps et espèces d’espaces. Entre ces deux dimensions (et cela déroule une autre liste : quasi en arrière-plan, tout au long du texte), la narratrice se souvient : du tsunami géant et d’une chanson de Philippe Katerine, des salles de bains carrelées de vert et de la mort de Malik Oussekine, de la grippe H1N1 et du feuilleton “Daktari”, des vieux biscuits Chamonix et de la création du ministère de l’identité nationale. Son ministère à elle, toutefois, c’est l’identité individuelle. L’histoire singulière, personnelle. Chaque domicile réclame son importance, son prestige, son exception : maison natale, maison de la nounou, « premier appartement avec enfant », mais aussi tous ces foyers qui évoquent des lectures cruciales, de Cortázar à Lobo Antunes, de Vila-Matas à Paul Auster.
Le voyage infraordinaire tourne le dos à la simple chronologie, tout en visant le souvenir et la puissance des détails. Le voyage-fantôme est comme une ascension ; la suite d’adresses s’organise en crescendo : 13, 14, 24, 25, 27, 31… De domicile en domicile, combien de kilomètres le lecteur doit-il arpenter ? Du 1, rue du Petit Bois (mais où ? Montreuil ? Montpellier ? on ne sait pas, on manque d’informations, c’est la brume des fantômes…), du 1, rue du Petit Bois 33560 Carbon-Blanc, mettons, jusqu’au 2, rue de l’Aurore, 31500 Toulouse, disons (au lieu d’autres options possibles, tel que 92160 Antony), cela fait déjà 252 kilomètres. Et puis, et puis…? L’écriture, comme la mémoire, consiste enfin à parcourir des grandes distances: à « gambader d’une image à l’autre, d’un endroit à l’autre », indique Laurence de la Fuente.
Nous pouvons approcher ces domiciles fantômes comme un cheminement biographique. Mais aussi comme l’archéologie ou la classification du quotidien. Ou comme un musée dans la lignée de Marcel Schwob : dizaines de vies imaginaires à partir d’une procession de foyers. Le passé, donc, comme un pays (presque) étranger ? Le passé comme un endroit (presque) imaginé ? Fantôsie ? Il ne faut pas oublier que le mot « phantasme », étymologiquement, vient de « phantasia » (fantaisie). Il ne faut pas oublier, non plus, que la forme de nos souvenirs peut changer encore plus vite, hélas, que la forme de nos villes.
Eduardo Berti, décembre 2021
Performances éthologiques de Font
Extrait de la préface d’Arnaud Labelle-Rojoux
Font est un humain artiste. Il dessine, écrit et réalise des performances « éthologiques ». Cela ne signifie pas qu’il mange, qu’il dorme, qu’il marche, ou prenne l’autobus, ou possède une automobile, qu’il préfère la bière belge au Bordeaux et le cinéma au théâtre, je veux dire « pour de vrai », même si dans ses carnets on découvre qu’il a lu Valère Novarina, vu The Brood de Cronenberg, s’est rendu sur le lac de Côme et à Vierzon, a réalisé un travail de médiation pour le musée Rodin à Paris : il existe sur le papier (il n’en est pas moins « réel »), et nous nous garderons bien de souligner les invraisemblances que l’on croit deviner çà et là. Et si Font existe, autant dire que ses performances « éthologiques » existent, même si aucun témoignage ne vient confirmer cette réalité.